Comment as-tu eu l’idée de passer de la philosophie à l’entraînement sportif et de fonder ton “Groupe Dionysos” ?
Ouh là, c’est une vieille histoire… Les choses se sont faites toutes seules. Je suis tombé dans l’athlétisme quand j’étais petit, via mon entraîneur de père. Je suis devenu athlète, puis ai mis la pédale douce pour écrire une Thèse de doctorat. Un gros travail sur Nietzsche, philosophe allemand, et Dionysos, dieu des forces cachées, artiste de la vie et de la mort. Une fois le travail terminé, je suis retourné au stade avec mes découvertes. J’ai appelé mon groupe « Team Dionysos » par enthousiasme. J’étais naïf : ça n’a pas plu à tout le monde…
Qu’est-ce que t’as le plus attiré chez Lore quand tu l’as prise sous ton aile au sein d’ATHLE.ch ?
J’ai envie de dire que c’est plutôt Lore qui est venue se mettre sous mon aile. Avant qu’elle commence l’EPFL, son entraîneur du CA Sierre (Marc Zimmerlin) m’a demandé si elle pouvait participer à un ou deux entraînements par semaine. J’ai dit oui, comme je le faisais à l’époque pour n’importe quel athlète. Après les deux premiers entraînements, elle m’a dit que je ne la verrai pas souvent, parce qu’elle se blessait tout le temps… C’était il y a dix ans : je l’ai vue très souvent depuis…
Comment ta formation philosophique façonne-t-elle ton approche de l’entraînement et de la performance ?
Dionysos incarne la « phusis », mot grec qui exprime le grand mystère de l’existence : tout ce qui apparaît à la surface à partir des profondeurs cachées. Mon entraînement repose sur l’expérience de la vie comme phusis : le corps n’est pas une machine, régie par des processus biochimiques, qu’il convient d’optimiser et rendre plus performants, mais un mystérieux jeu de forces et de tensions qu’il s’agit d’apprendre à sentir et accompagner.
Que cherches-tu à libérer chez un athlète comme Lore, au-delà de la technique pure ?
Les énergies. Tant du corps que de l’esprit. Nos manières de vivre et de penser sont bourrées d’automatismes, de réflexes, d’idées, de théories qui écrasent nos possibilités sensibles… Je travaille sur ces possibilités-là, immenses. J’aide à les découvrir, les libérer, les sentir et laisser circuler, pour apprendre à les faire danser. L’enjeu est d’expérimenter et d’accompagner la quête de beauté, de joie qui gronde au fond de tout. Provoquer des vagues, les sentir, surfer dessus. L’athlétisme comme école de vie : un jeu, un combat (athlon), une découverte, une production de soi en direction de l’excellence.
Comment installes‑tu la confiance et l’authenticité dans votre relation entraîneur‑athlète ?
Je n’installe rien du tout. Je cherche tous les jours à être un exemple. Et fais tout pour que mes athlètes le soient également. La première chose qui compte, c’est l’honnêteté. Vis-à-vis de soi-même, des autres, du monde.
Ton équilibre entre philosophie, animation artistique, écriture et entraînement, comment tu gères ça au quotidien ?
Toutes mes activités sont des faces du même : du même travail, du même engagement dans cette vie ici et maintenant, au fond toute simple, mais que nos manières de faire, nos idéaux rendent souvent compliquée.
En quoi PHUSIS et ATHLE.ch sont des projets complémentaires et pas seulement professionnels pour toi ?
PHUSIS est une philosophie : un lieu de rencontres, un univers de production. ATHLE.ch en est une facette : celle pour laquelle je m’engage actuellement le plus.
Quand Lore franchit la barre des 2 minutes au 800 m (1’58"50 en 2020), ou qu’elle établit le record suisse en salle (2’00"06 en 2024), quelle est ta fierté en tant que coach ?
La fierté n’a pas de place dans mon engagement. Pour les 2 minutes, j’étais heureux, juste heureux : Lore a fait une super course, elle a montré ce qu’elle savait faire. C’est ce qu’il y a de plus beau pour un entraîneur. Après le record suisse, j’étais frustré : Lore n’avait pas montré ce dont elle était capable et avait raté pour un rien d’entrer en finale mondiale.
Quelle est ta vision du rôle d’un entraîneur : est-ce que tu te vois plus comme mentor, philosophe, pousseur de limites, ou autre ?
Le mot « entraîneur » répond lui-même : mon rôle est d’« entraîner ». À quoi ? À découvrir… non pas ses limites, mais ses possibilités (infiniment plus grandes que ce qu’on croit), réussir à faire jubiler les forces. Dans le sport et tous les autres domaines de l’existence.
Comment intègres-tu l’aspect mental, la résilience et la profondeur intérieure (ces “forces cachées”) dans la préparation de Lore pour des courses clés comme les Mondiaux ou les Jeux ?
Tous les moments de la vie sont des occasions d’apprendre : de mieux connaître ce qu’on fait là, dans ce monde, de découvrir son rôle, sa tâche, comment écouter, accompagner et partager les énergies. Si l’athlète prend la chose à cœur, s’il travaille sincèrement, avec enthousiasme, les choses se font toutes seules.
Quel message aimerais-tu transmettre aux jeunes entraîneurs ou athlètes autour de la notion de performance et de libération de soi ?
La performance et la libération de soi sont le fruit d’un travail : un grand travail, à chaque instant, sur soi-même, avec les autres. Je ne vois pas d’autre raison de vivre que la libération de soi, la quête d’excellence et de partage.
Comment abordes-tu la préparation de Lore spécifiquement pour ces Mondiaux de Tokyo ?
Aux Suisses à Frauenfeld, Lore a réussi à libérer quelque chose qui coinçait depuis longtemps. Au niveau de l’entraînement, on a pu remettre une couche de volume, de qualité et d’intensité. Lore est en forme. L’enjeu est maintenant qu’elle s’acclimate bien et garde le cap…
Quels objectifs réalistes et quels rêves portes-tu pour Lore à Tokyo ?
Mon seul but est qu’elle arrive à montrer par trois fois ce dont elle est capable.